• Du Rififi à Cu Chi

    CHAPITRE I - Une invitation

    Perché sur un arbre, Zébu guettait sournoisement une jolie salamandre qui avait trouvé refuge entre deux feuilles de chêne. Depuis bientôt une semaine, cette partie de cache-cache avait débuté, mettant en scène le chaton et le gros lézard. Tous deux étaient pourvus de qualités leur permettant de prendre l’avantage sur l’adversaire. Zébu, petit mais élancé, concentrait toute sa puissance dans ses pattes au bout desquelles de redoutables griffes acérées lui assuraient une emprise parfaite sur ses proies. Deux canines de tueurs agrémentaient une bouche joliment dessinée, d’où pointaient de fines moustaches. Par ailleurs, des yeux de lynx bleu lavande guidaient son regard perçant, de jour comme de nuit.

    La salamandre bénéficiait d’une incroyable agilité, pouvant à sa guise grimper le long des arbres ou des murs. Ses déplacements rapides lui permettaient la plupart du temps de fausser compagnie à ses adversaires, avant qu’ils n’aient l’occasion de lui faire un mauvais sort. Enfin, sa couleur indéfinissable l’aidait à se fondre dans le paysage, tel un caméléon. Néanmoins, sa petite taille en faisait une proie facile et sa longue queue la desservait lorsqu’elle devait échapper aux griffes d’un chat.

    Ce jour-là, Zébu et la salamandre entamèrent la dernière manche d’une partie dont l’issue serait manifestement fatale au reptile. Dissimulé sous une feuille, ce dernier perdait de sa visibilité tandis que, tout à son aise, le chaton scrutait la branche, prêt à bondir au moindre mouvement. Assurément la salamandre n’avait pas l’avantage et se maudissait intérieurement de s’être réfugiée dans cet arbre. Elle avait sous-estimé son adversaire et n’avait malheureusement plus beaucoup de temps pour le regretter. C’est alors qu’un petit miracle se produisit en faveur du lézard. Au loin, une voix retentit :

     - Zébu, viens manger, c’est l’heure.

    « Flûte, se dit le chaton, pour une fois que je tenais le bon bout, il va falloir que je le laisse filer. »

    Puis, cruellement à l’attention de la salamandre, il déclara :

     

    - Toi ma fille, tu ne perds rien pour attendre. Un jour nous nous retrouverons et ce sera ta fête, foi de Zébu !

    Il dégringola le long de son perchoir et rejoignit sans plus tarder Zoé, qui commençait à s’impatienter.

     - Encore en train de persécuter cette pauvre salamandre ? questionna-t-elle.

     - Elle l’a bien cherché ! s’exclama Zébu. Tous les matins elle fait exprès de me passer sous le nez à toute vitesse pour me narguer.

     - Je crois plutôt qu’elle a élu domicile dans l’arbre et que chaque matin elle rentre chez elle après s’être gavée de moustiques à l’intérieur de la maison.

    Les paroles de sa maman lui clouèrent le bec, et il piqua droit dans son assiette. Sa famille vivait chez un couple de français, Chloé et Bayen, qui leur prodiguait les meilleurs soins. Zoé avait l’élégance des félines, avec un petit quelque chose en plus qui faisait d’elle une belle chatte. Philosophe, elle raisonnait avec justesse et ses conseils avisés étaient souvent suivis. Zeus, le papa du chaton, était le chef des chats du quartier et passait pour être sage tout autant qu’impitoyable envers ses ennemis. Il savait se battre, et même très bien, aussi les importuns y réfléchissaient-ils à deux fois avant de s’attaquer à lui. Souvent en voyage pour prêter patte forte à plus faible que lui, il était pourtant présent aujourd’hui et ce, depuis plusieurs semaines.

    La famille avait vécu des heures tragiques(1), aussi Zeus avait-il décidé de prendre un peu de repos parmi les siens. Zébu recherchait la compagnie de son papa, auprès duquel il puisait tout son enseignement. Père et fils s’étaient imperceptiblement rapprochés depuis quelque temps ; une agréable connivence les liait l’un à l’autre.

    Alors que toute la famille chat s’apprêtait à faire la sieste, repue de poisson et abreuvée de lait frais, l’écho d’une voix familière se fit entendre :

     - Bonjour tout le monde, je passais dans le quartier avec Moineau et, chemin faisant, nous avons décidé de faire un petit détour par chez vous.

     

    Aussi étrange que cela puisse paraître, un gibbon nain, surmonté d’un passereau, venait de pénétrer dans le jardin. C’était Gibbonnette qui avait salué ses amis. Quelques mois plus tôt, elle était apparue dans la vie des chats au même moment que Moineau(2). Le primate n’avait pas de queue ; son faciès affichait en permanence une succession de grimaces, toutes plus invraisemblables les unes que les autres ; son poil était de couleur sombre ; son ventre s’arrondissait à mesure que le temps passait, ceci en raison de son insatiable gourmandise. Gibbonnette ne perdait jamais une occasion de faire des blagues, mais attachante, elle avait rapidement été adoptée par les chats. De temps à autre, elle leur faisait l’honneur d’une visite, lorsqu’elle était lasse de rester dans la boutique de souvenirs de son maître.

    Moineau quant à lui faisait pratiquement partie de la famille. Il avait été de toutes leurs aventures, bonnes ou mauvaises, et passait pour être le meilleur ami de Zébu. Un bec jaune était planté au milieu de sa malicieuse tête, sur laquelle trônait une houppette de plumettes. Sa robe marron était toujours impeccable de même que sa petite queue en gaufrette. Erudit, il prétendait tout connaître, se raillant régulièrement de l’ignorance de ses amis. Cependant, c’était un merveilleux voltigeur doublé d’un chanteur accompli. Il avait souvent le couplet au bord du bec, communiquant à la ronde sa gaieté naturelle.

     - C’est toujours un plaisir de te revoir Gibbonnette. Alors, quelles sont les nouvelles ? questionna Zoé.

     - Et bien justement, j’en ai une bonne à vous annoncer : je viens de retrouver ma soeur Gibiline !

     - Quelle soeur ? Tu ne nous en as jamais parlé, fit remarquer Zébu.

     - Tout simplement parce que j’ignorais son existence. Mon plus lointain souvenir remonte à l’époque où je vivais au marché aux animaux, un peu avant que mon maître ne m’achète. Avant, c’est le trou noir, je ne parviens pas à me rappeler mes origines. L’autre jour, alors que je flânais sur le pas de la porte de la boutique, un mini bus ressemblant à un triporteur vint à passer, avec à son bord une vieille dame accompagnée d’un gibbon.

    Tout d’abord, je n’y prêtai pas attention, puis, peu après, je remarquai le véhicule stationné devant l’échoppe d’un bouquiniste. J’aperçus alors le singe qui se promenait librement, sans pour autant s’éloigner de sa maîtresse. Intriguée, je m’approchai afin de lier connaissance avec ce charmant primate. À peine eus-je le temps de lui demander son prénom, qu’il me regarda d’une drôle de façon. Puis, toujours sans mot dire, il vint près de moi, touchant mon visage et flairant mon odeur.

    Tout à coup il s’écria : « Tu ne peux être que Gibbonnette ! » Surprise, je le regardai avec effarement en me demandant comment ce singe pouvait connaître mon nom. Décidant de jouer franc jeu, je lui dis : « C’est exact, je suis bien Gibbonnette. » Et avant que je ne rajoute le moindre mot, il se jeta dans mes bras et se mit à sangloter en murmurant : « Ma soeur chérie ! J’ai enfin retrouvé ma jumelle. »

     - C’est quoi une jumelle ? demanda Zébu naïvement.

     - Alors là mon minet, c’est très simple, si tu avais un frère jumeau, il y aurait deux Zébu ! Vous vous ressembleriez comme deux gouttes d’eau, auriez le même caractère et des mimiques identiques, expliqua Moineau.

     - Quelle horreur ! s’écria Zébu. Si j’avais un jumeau il me collerait toute la journée et s’attaquerait aux mêmes proies que moi.

     - Ce serait surtout un cauchemar pour nous, ajouta malicieusement Zoé, nous avons bien assez de soucis avec un seul Zébu !

     - C’est tout à fait cela, reprit Gibbonnette. En y regardant de plus près, je découvris avec stupeur que ce singe me ressemblait beaucoup. Comme je la pressai de questions, elle finit par me conter notre histoire.

    « Petites, nous vivions heureuses avec nos parents dans une forêt proche de la frontière cambodgienne. Souvent, nous allions jusqu’au village peuplé de paysans et jouions avec les enfants. Un jour, alors que nous étions parmi les hommes, une camionnette fit son entrée et stoppa violemment devant l’une des maisons. Puis, avant que nous ne puissions nous enfuir, le conducteur du véhicule nous attrapa ma soeur et moi, tandis que nos parents s’échappaient. Ils ne purent rien faire pour nous sauver. On nous mit en cage et nous roulâmes longtemps pour enfin atteindre Ho Chi Minh Ville.

    Je fus abandonnée au marché aux animaux où je passai de longues semaines avant que mon maître ne vînt. Quant à ma soeur, elle fut conduite dans une autre province, subit le même sort que moi, et après avoir changé de nombreuses fois de propriétaires, elle se retrouva chez la vieille femme. »

     - Mais comment se fait-il que tu ne te souviennes de rien ? demanda Zébu.

     - Ma soeur pense que le choc a dû provoquer une amnésie, et je dois avouer que malgré ses explications, je n’ai toujours pas recouvré la mémoire.

     - C’est formidable ! s’exclama Zeus. Tu as enfin retrouvé une partie de ta famille.

     - C’est vrai, d’ailleurs je dois aller rendre visite à ma soeur dans deux jours.

     - Où habite-elle ? questionna Zoé.

     - À Cu Chi. À ce propos, je dois vous avouer que ma visite n’est pas due au seul fait du hasard. Je souhaiterais que vous vous joigniez à moi car ma soeur m’a fait savoir qu’il se passait d’étranges évènements à Cu Chi. Elle ne m’en a pas dit plus, mais je pense que votre aide pourrait être précieuse. Qu’en dîtes-vous ?

    Étonnés par cette proposition aussi soudaine qu’inattendue, ils restèrent un instant méditatifs. Finalement, après avoir échangé des propos à voix basse avec son épouse, Zeus déclara :

     - C’est d’accord. Nous serons du voyage. Après les péripéties que nous venons de vivre, quelques jours de vacances nous feront le plus grand bien.

    Flairant déjà l’air du mystère et de l’aventure, Zébu parvenait mal à dissimuler sa joie, puis, avisant Moineau, il lui demanda :

     - Ne pourrais-tu pas nous accompagner mon ami ? Sans toi cette expédition serait bien monotone. Nous pourrions arranger cela avec tes parents.

     - Ne t’inquiète pas mon minet ! Nous sommes passés les voir avant de venir chez vous. Ils sont d’accord à condition que tes parents soient du voyage.

     - Génial ! s’exclama Zébu. Nous sommes enfin réunis comme au bon vieux temps. Tu vas voir Gibbonnette, nous allons faire du rififi à Cu Chi !

    ©zebuchaton.com 2010


     

    (1)Voir L’enlèvement

    (2)Voir L’affaire du cerf-volant.


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